Quand le bonheur au travail devient une injonction

Stress, perte de sens, épuisement… Malgré un discours prônant le « tout-positif », les souffrances en entreprise perdurent. Explications, avec Sylvaine Perragin, psychopraticienne du travail.

ELLE. Ces dernières décennies, les conditions de travail se sont considérablement améliorées. Mais on a vu dans le même temps l’apparition de nouvelles pathologies et l’augmentation des souffrances au travail, avec des conséquences parfois dramatiques, comme chez France Télécom. Comment expliquer ce phénomène ?

Sylvaine Perragin. C’est assez paradoxal. Au début du XXe siècle, dans les années 1920 par exemple, les gens travaillaient entre quatorze et dix-huit heures quotidiennement, pour un salaire variant de trois à cinq francs par jour, et ce, dans des conditions parfois dangereuses pour leur santé. A cette époque, la souffrance existait, mais elle était physique, notamment du fait de l’industrialisation massive. Les maladies liées au plomb, à l’amiante ou au charbon étaient fréquentes. Aujourd’hui, les affections physiques liées au travail se sont largement réduites, nous bénéficions de vacances, les conditions sociales se sont améliorées et, pourtant, l’an dernier, 400 suicides liés au travail et 4 000 infarctus générés par le stress professionnel ont été recensés. Les souffrances n’ont donc pas disparu : elles se sont transformées en souffrances psychologiques.

ELLE. Vous déconstruisez, dans votre livre « Le Salaire de la peine », une idée reçue selon laquelle les personnes les plus sensibles seraient les plus exposées à la souffrance au travail…

Sylvaine Perragin. En effet, les personnes fragiles craquent très rapidement sous la pression, et doivent donc quitter plus rapidement l’entreprise pour pouvoir se soigner. Les fortes, en revanche, tiennent plus longtemps, plusieurs années parfois. De facto, lorsqu’elles craquent, la chute est plus haute, donc plus intense. C’est ce que l’on appelle l’épuisement professionnel.

ELLE. Comment en est-on arrivé là ? Y a-t-il eu un tournant ?

Sylvaine Perragin. Différentes raisons peuvent expliquer cette situation. Nous sommes entrés dans l’ère postindustrielle, celle de la mondialisation de l’économie. Les entreprises évoluent aujourd’hui dans une logique d’hyperconcurrentialité, elles veulent être plus profitables, et cela se fait souvent au détriment de leurs salariés. Il y a en effet eu un tournant notable dès les années 1990. Avec l’arrivée progressive de l’informatique, le rapport au travail a complètement changé, avec notamment un contrôle accru des salariés. Un tel « flicage », n’existait pas auparavant. L’autonomie de travail dont bénéficiaient les individus a donc peu à peu disparu. Plus l’informatique a envahi les entreprises, moins les gens ont communiqué, et, petit à petit, le travail collectif a été détruit… Or, sans collectif, les gens sont malheureux. Car le travail n’est ni solitaire ni individuel, les salariés étant interdépendants. L’arrivée de l’informatique génère aussi une volonté d’aller plus vite, d’augmenter plus rapidement la rentabilité et les profits. De fait, on a progressivement fixé à chaque salarié des objectifs dont il doit répondre annuellement. De nouvelles pratiques ont émergé, comme l’entretien individuel d’évaluation. Son usage est tout à fait pervers : en brandissant la carotte de l’augmentation ou en laissant planer la peur d’une mauvaise appréciation, on a rendu l’environnement du salarié anxiogène.

ELLE. Vous expliquez que ces nouvelles pratiques résultent d’un phénomène de glissement d’une logique de métiers à une logique de gestion. Expliquez-nous.

Sylvaine Perragin. Auparavant, les entreprises étaient gérées par des personnes « de métier », qui connaissaient parfaitement leur travail. Les hôpitaux étaient dirigés par des médecins, les théâtres par des metteurs en scène ou des comédiens, les cordonneries par des cordonniers… Cela ne signifie pas que les entreprises étaient mieux gérées, mais ces « experts » connaissaient bien les rouages de leur profession. Ainsi, les contraintes des travailleurs étaient mieux comprises et prises en compte dans l’organisation du travail au quotidien. Depuis, la mondialisation et l’hyperconcurrentialité ont remplacé les hommes de métier par des gestionnaires. Certes, ces personnes sont d’excellents professionnels, mais ils s’occupent davantage des résultats financiers que de la façon dont le travail est réalisé, et encore moins de l’aspect humain de celui-ci… Or, le résultat dit très peu du travail. Si vous prenez par exemple le cas d’un hôpital dirigé par un gestionnaire, lui ne verra qu’un nombre d’interventions chirurgicales correspondant à un résultat financier attendu. Les chirurgiens, eux, verront des heures supplémentaires qui s’allongent, de l’épuisement parmi leurs effectifs et un manque de moyens dédiés… 

ELLE. Pour palier la souffrance des salariés, des cabinets de conseil en ressources humaines ont peu à peu vu le jour. Vous dites, dans votre livre, que, au lieu d’apporter des solutions, ils n’auraient au contraire rien arrangé à la situation ?

Sylvaine Perragin. Oui en effet. Il y a vingt ans, lorsque je me suis intéressée à la souffrance au travail, j’ai cherché sur Internet des sites qui parlaient du rapport entre pathologie physique et stress professionnel. Systématiquement, je tombais sur des sites de cabinets de conseil en ressources humaines qui évoquaient le « management par la pression » ou « par l’objectif ». Or ce sont les mêmes cabinets qui proposent aujourd’hui des solutions pour développer le bien-être au travail ! Seule la sémantique a changé, le fond reste le même. Au départ, ces cabinets avaient un objectif affiché plutôt noble : anticiper et gérer les risques psychosociaux. Mais les choses ont très vite changé… Car ces gens sont d’abord des vendeurs avant d’être des « coachs ». Il suffit de regarder leurs sites Internet pour voir qu’ils ne s’adressent pas aux salariés, mais aux entreprises, en leur proposant des formations tout à fait inadaptées. Ils parlent de formations « ludiques » ou « interactives ». En somme, ils proposent du jeu pour lutter contre les risques psychosociaux. Sauf que cela n’a rien de ludique ! A noter que chez Freud, le contraire du jeu n’est autre que le réel… Ces cabinets sont donc dans le contraire du réel. Pour eux, les gens doivent s’amuser, leur esprit doit être occupé, sans quoi ils risquent de s’ennuyer… Et que se passerait-il s’ils venaient à s’ennuyer ? Ils seraient tristes, et donc moins productifs.

ELLE. Est-on désormais enjoint d’être heureux au travail ?

Sylvaine Perragin. En effet, il suffit de regarder l’évolution du lexique de la souffrance au travail ces vingt dernières années pour le constater : il y a aujourd’hui une injonction d’y être heureux. Plus les choses se sont dégradées, plus nous nous sommes éloignés du réel. Nous avons d’abord parlé de pathologie mentale du travail, puis de risques psychosociaux et de stress au travail. Mais toute cette sémantique négative desservait clairement les entreprises… Nous sommes donc passés dans un autre registre, celui de l’injonction du positif : c’était d’abord la qualité de vie au travail, puis le bien-être, et aujourd’hui c’est le bonheur au travail. A mesure que les difficultés s’accroissent pour les salariés, nous nous éloignons de la réalité. Cela s’inscrit dans une « novlangue » managériale, à travers laquelle on parle de tout sauf de l’essentiel. Il ne faut surtout pas être en conflit, il faut être bienveillant les uns envers les autres, mais, finalement, les vrais problèmes ne sont jamais abordés, et tout le monde se persuade que tout va bien alors que tout va mal. Derrière l’apparent bonheur au sein de l’entreprise, nous découvrons en fait très souvent qu’il y a un turnover énorme, que les gens souffrent ou sont en burn-out. C’est un indicateur qui, malgré le vernis, ne trompe pas…

ELLE. Ce lexique est aussi celui des start-up, qui prônent une hiérarchie plus horizontale et de meilleures conditions de travail. Ces entreprises ont-elles tout faux ?

Sylvaine Perragin. Tout ce que les jeunes entreprises mettent en place (Baby-foot, cours de yoga, télétravail, soda à volonté, etc.) est très bien en soi… tant que les salariés ont les moyens de faire du bon travail ! Sauf que, en général, ce n’est pas le cas. Lorsque j’interroge les salariés de start-up de façon plus approfondie, la situation apparaît comme étant plus catastrophique : le management met une pression phénoménale sur les salariés, car la réalité des objectifs est la même que dans une entreprise « classique », et l’impératif de production des employés est donc énorme. Il ne faut pas mentir aux gens en leur faisant croire que la hiérarchie est horizontale lorsque ce n’est pas la vérité.

ELLE. Qu’est-ce qui explique l’immobilisme des entreprises et des cabinets de consultants ?

Sylvaine Perragin. Les entreprises ont tout intérêt à montrer une image positive d’elles, quitte à mentir, pour pouvoir signer des contrats, tout simplement. Par ailleurs, leurs actionnaires exigent parfois des bénéfices de 15 à 20 %, ce qui est énorme ! Cette rentabilité laisse peu de marge de manœuvre pour investir dans l’humain. Quant aux cabinets de conseil, ils ont très vite compris que ce créneau, très porteur, était une bonne façon de faire du business. Il faut savoir que, sur ce marché, la hausse du chiffre d’affaires globale du conseil en France a été, en 2017, de10,5%… Comment voulez-vous qu’un retour en arrière se produise dans ces conditions ?

ELLE. Mais alors, ne peut-on pas concilier rentabilité et bien-être des salariés ? C’est pourtant dans l’intérêt des entreprises… 

Sylvaine Perragin. Le problème essentiel est là. Pour l’instant, la plupart des entreprises ne touchent pas à ce qui fait la souffrance au travail : le fait que les salaries n’aient pas les moyens de faire un travail de qualite. Les infirmières vont mal parce que leurs effectifs ont considérablement été réduits. Leur mettre un Baby-foot à disposition ne réglera pas leur souffrance, qui est due au manque de temps et d’effectifs… Le problème vient de la façon dont sont gérées les entreprises, non seulement au niveau humain, mais aussi au niveau du travail. Pour avoir de la qualité, il faut donc que les entreprises acceptent d’être un peu moins rentables, et, donc, de moins payer leurs actionnaires, en leur expliquant pourquoi.

ELLE. Une prise de conscience peut-elle s’opérer ?

Sylvaine Perragin. Il est préférable pour les entreprises qu’elles prennent conscience de cela… Certaines l’ont réalisé, et décident de revenir à un travail de qualité, en acceptant de gagner un peu moins d’argent. Mais, d’un autre côté, nombre d’entre elles n’ont encore rien compris… Il est tout aà fait normal qu’elles veuillent faire du profit, mais le mieux est l’ennemi du bien. Lorsque la quête du profit prend trop de place, il se produit l’effet inverse, et in fine, cela détruit le travail, et par la suite les salariés… 

ELLE. Existe-t-il un modèle d’organisation qui contribue mieux au bien-être des salariés ?

Sylvaine Perragin. Il est difficile de répondre à cette question, tant le bonheur au travail est un concept qui n’existe pas vraiment. Il peut y avoir, en revanche, de bonnes conditions de travail. De mon expérience, les gens sont le plus heureux dans des petites entreprises. J’ai rarement rencontré des personnes bien dans leur travail au sein de grandes sociétés ; en général, on retombe rapidement dans la logique de gestion, avec des process de standardisation qui mettent la productivité un rang devant le sens et la qualité du travail…

ELLE. Quelles solutions préconisez-vous ?

Sylvaine Perragin. Il faut sortir des pratiques de pression individuelles, en supprimant, par exemple, l’évaluation annuelle des salariés. Il est en outre important de redévelopper la coopération, le collectif et les objectifs communs plutôt qu’individuels… Par ailleurs, nous ne mettons plus la transmission des savoir-faire de métier au premier plan, ce qui est une grosse erreur. Pourquoi prendre des cabinets externes pour former les salariés, quand ceux qui ont le plus d’expérience dans l’entreprise pourraient mieux le faire ? La transmission pourrait être une vraie fonction à part entière.

Article de Marie-Stéphanie Servos